Les anges noirs de l'utopie

19 juin 2011 - Mots-clés : Pirates

La chaîne Arté a diffusé un documentaire sur les pirates le 18 mai 1997 lors d'une soirée Théma, en voici le commentaire agrémenté de quelques portraits de ces infernaux écumeurs des mers et autres frères de la côte ! A l'abordage !

Barbenoire, Rakham Le Rouge, Bartholomew Roberts, John Ivory roi de Madagascar, Misson et son rêve de l'âge d'or. Ils n'en finissent pas de nous fasciner et leur sillage d'effrois et de ténèbres. Et pourtant abordages sanglants, pillages, orgies, tortures : l'acte d'accusation est terrible. L'action se déroule dans des décors de rêve mais c'est bien d'un voyage en enfer qu'il s'agit. En enfer dans des décors de paradis… Vieille comme le monde la piraterie, mais c'est ici, aux Caraïbes au début du XVIIIème siècle qu'est né le mythe. Le Jolly Rogers : le drapeau noir aux deux tibias croisés, ici, dans les Caraïbes, entre Tortue et Bahamas. D'où vient qu'ils aient pu ainsi nous fasciner ? Nourrir tant de rêves, des brutes détruisant tout sur leur passage, oui, sans doute. Mais des révoltés aussi rêvant de recommencer la création, ces terribles forbants rêvaient de paradis.

Au commencement, il y a: l'or. L'or des Incas, l'or des Aztèques arraché par les conquistadors. Et c'est un fleuve de sang qui coule jusqu'au port où attendent les galions. L'or et le déchaînement pour lui de toutes les passions. Pour lui on tue, on ment, on torture. L'or : enfer et paradis. Et l'on dirait qu'il résume ainsi toute l'histoire de la piraterie. À Vera Cruz s'entassent l'or, l'argent, les pierreries arrachés au Mexique, au Guatemala, au Vénézuela, à Porto Bello les trésors du Pérou, à Carthagène les richesses de la Colombie, et deux fois l'an, en lourds convois, les galions s'ébranlent vers La Havane, puis de là, vers Séville. Des fleuves, des montagnes d'or, et les vautours qui accourent à tire d'aile. Francs tireurs, pirates ou corsaires des côtes de Bretagne, de Galles, de Cornouailles. Puis voilà les états : France, Angleterre, Hollande à leur tour qui réclament leur part. Le traité de Tordesillas de 1494 prétend partager le nouveau monde entre l'Espagne et le Portugal. Depuis, les autres puissances enragent. J'aimerais bien savoir quelle clause du testament d'Adam m'excluerait du partage tonne François 1er. La mer n'est elle pas commune à tous les hommes ? L'erreur stratégique des espagnols va être de se comporter simplement en pillards dans leurs propres colonies. Incapables de les occuper, ils se barricadent derrière les murailles et les canons des villes coffres-forts où s'entassent leurs butins. Vera Cruz, San Juan, Porto Bello, Carthagène, La Havane. Or, argent, bijoux, œuvres d'art que l'on écrase au pilon pour mieux remplir les cales. Indiens que l'on exploite et décime. Et ce sont des civilisations, des cultures qu'ils piétinent sans les voir. À cela s'ajoute une faiblesse majeure : la mer des Antilles. Fermées par une double barrière d'îles, les Petites Antilles du nord au sud et les Bahamas, Cuba, La Jamaïque et Saint Domingue d'ouest en est. Un fouilli d'îlots sur des milliers de kilomètres carrés propices à toutes les embuscades qui va devenir le repaire des flibustiers. Les flottes espagnoles, pour gagner l'océan doivent passer par les îles qu'elles ne peuvent contrôler. Les français sont les premiers à humer l'odeur de l'or. 1521 : c'est la guerre avec l'Espagne. L'année suivante, Jean Fleurisse s'empare des trois Caravelles de Cortès chargées de l'or de l'empereur Montézuma. Puis Jean Ambot de Dieppe capture neuf galions chargés d'argent dans le canal des Bahamas. En 1543, ils sont de plus de 300 forbans venus des côtes de France qui pillent Carthagène. Dix ans plus tard, ce sera le tour de Porto Rico, de Santiago de Cuba, Saint Domingue, de La Havane que les Huguenots, François Leclerc, dit Jambe de Bois, Jacques de Sort mettent à sac avant de l'incendier. Puis se sont les anglais qui entrent dans la danse. Awkings se lance dans la contrebande entre les îles Caraïbes, attaque des galions près de Carthagène avant d'être défait à Vera Cruz. Francis Drake, son cousin, le venge en enlevant dans l'isthme de Panama le convoi des mules chargées d'or du Pérou puis passe dans le Pacifique et s'empare de la señora de la Conception. Plus de six tonnes d'argent. Hurlements de l'Espagne, n'est elle pas en paix avec l'Angleterre. Elisabeth, la reine, feind de s'étonner mais en oublie Drake. C'était bien le moins, n'est ce pas elle qui a financé l'expédition ? Bientôt, ils se comptent par centaines les rapaces qui assaillent les flottes espagnoles, tendent des embuscades aux convois, pillent les ports et les villes, se jouent des murailles et des canons. « Les corsaires se comportent dans nos ports comme s'ils étaient chez eux » s'indigne le trésorier de Saint Domingue. Ils guettent sur toutes les routes des Antilles et leurs rapines sont telles que le sucre est moins cher à Londres qu'à Lisbonne. Qui sont ils au juste ? Des forbans, oui, bien sûr ! Gens de sacs et de cordes, marins en rupture d'équipage, soldats perdus des guerres qui déchirent le continent mais aussi des miséreux. Contrebandiers devenus pirates pour survivre sur les côtes de Bretagne, de Galles, de Cornouailles, contraints d'aller toujours plus loin chercher leur subsistance ou encouragés à cela par Elisabeth en échange de lettres de marques sous le prétexte de se venger des Catholiques détestés. Gueux de la mer, pour la plupart protestants rassemblés en quasi république à La Rochelle qui couraient sus à l'espagnol une Bible à la main et le sabre dans l'autre ce qui ne les empêchaient pas de couper le nez de leurs victimes pour leur faire éternuer leur or. Corsaires ou pirates ? La frontière en ce temps est bien floue. Fly bleethers diront les hollandais qui arrivent à leur tour vers la fin du siècle. Libres butineurs : flibustiers. Flibustiers : le mot devait faire fortune. Et c'est le deuxième acte de l'aventure qui commence.

Ils s'installent par petits groupes dans les Antilles et sur la côte. Les indiens décimés par les espagnols, les îles sont presque vides. Le bétail prolifère à l'état sauvage. Une aubaine ! La Guerre de Trente Ans en Europe précipite le mouvement. Entre 1621 et 1640, les hollandais occupent les îles Sous-Le-Vent. La guerre de course se double d'une guerre de religion. Et de plus en plus de persécutés religieux trouvent refuge dans les Antilles. Parmi eux, un jeune chirugien protestant, Hughes Melun laissera un témoignage de première main sur l'épopée flibustière. D'autres, français, s'installent à Saint Domingue, occupent l'île de la Tortue, La Guadeloupe, La Martinique tandis que les anglais font de Sainte Lucie et La Jamaïque leur base arrière. Dans leur sillage arrivent les états, des gouverneurs, leurs lois pour une reprise en main. Contre dix pour-cent de leurs prises, les gouverneurs français et anglais accordent aux flibustiers des lettres de course à la condition qu'ils ne s'attaquent qu'aux espagnols. Et pour le reste, les laissent libres de s'organiser comme ils l'entendent. C'est qu'ils en ont besoin des flibustiers, ces gouverneurs sans moyens auxquels les métropoles n'envoient que ses indésirables : prisonniers, gueux ou dissidents religieux. Le cinéma les montrera cinglant les mers dans la fumée des canonades sur de formidables coursiers. En réalité, ils ne dépassaient que rarement le slew pool Brigantine, rapides, légers, faciles à manœuvrer. Des coquilles de noix face aux lourds galions. Peu de canons mais surtout des sabres et des poignards pour se jeter à l'abordage. L'Ollonais, Montbard dit l'Exterminateur, Van Empanne, Bras de Fer, Van OOrme : ils entrent alors dans la légende. Aujourd'hui vivants, demain morts, que nous importe d'amasser ou de ménager. Nous comptons sur le jour que nous vivons, et jamais sur celui que nous avons à vivre. Derrière la barrière du rivage et passé les ports des fragiles abris des îles Caraïbes, il y a la jungle sur les côtes d'Amérique, moite, touffue, impénétrable où grouille une vie brutale et mystérieuse. Certains de ces aventuriers, français pour la plupart, choisissent de devenir chasseurs. Ils s'enfoncent dans les forêts de Saint Domingue s'adaptent au fil du temps à leurs dangers et à leurs mystères et deviennent bientôt des fauves parmi les fauves : les boucaniers. Pour conserver la viande qu'ils vendent ensuite à la Tortue, aux bateaux de passage, ils ont appris à la préparer à la manière caraïbe : en fines lanières fumées sur des claies au dessus d'un feu de bois vert : le boucan que les indiens appellent barbecue. Hommes libres, farouchement libres, rudes combattants, tireurs infaillibles, leur aspect terrifie. Et ils en rajoute pour effrayer un peu plus les espagnols qui les traquent. Ils couchent à même le sol dit-on et se nourrissent de la moëlle toute chaude des animaux tués. Hughes Melun raconte : ils n'ont pour tout habillement qu'une petite kasak de toile et un caleçon qui ne leur vient qu'à mi-cuisse. Il faut les regarder de près pour savoir si ce vêtement est de toile ou non tant il est imbibé de sang. D'autres qui comme eux ne veulent reconnaître l'autorité de quiconque vivent de la coupe des bois de teinture sur la côte du Honduras et dans le golfe de Campeche. L'erreur des espagnols sera de leur faire une chasse impitoyable, les transformant du même coup en alliés les plus sûrs des flibustiers, tous frères de la côte. Cet équilibre instable s'étend entre 1630 et 1680 : l'âge d'or de la flibuste et l'entrée dans la légende de l'île de la Tortue.

La tortue : 25 kilomètres de long face aux Bahamas, des montagnes au nord plongeant à pic dans la mer, une baie bien abritée au sud et le passage obligé, aux large, des galions de La Havane. Le quartier général, le repaire, l'enfer des flibustiers français où l'alcool, l'or et le sang coulent à flot chaque nuit : le plus grand lieu de débauche que l'humanité ait jamais connu dit-on alors. Là on partage l'or et l'argent capturés, on négocie les cargaisons avec les aubergistes et les marchands, on forme les équipages en négociant ferme sur les contrats qui lient les uns aux autres car jamais peut être on eut de société plus égalitaire qu'avec tous ces forbans. Et puis l'on joue, on boit, nuit et jour, tout à l'ivresse de vivre au présent, de tout brûler de ses richesses, de sa vie, dans l'instant et de recommencer jusqu'à l'issue fatale. C'est cela d'abord qui fascine : cette violence à ne vivre qu'au présent. Des êtres de légende dont on répète les exploits de taverne en taverne et les crimes. Roc le brésilien embroche les espagnols et les rôtit au feu. Bompart s'amuse à ôter les intestins à ceux qui lui résistent, L'Olonnais arrache le cœur d'un prisonnier et le fait manger à un autre. C'est à qui se montrera le plus féroce. Assassinats, tortures, supplice de la planche pour qui tarde à parler : une épopée de l'horreur mais moins gratuite qu'on ne le croit. Le plus sûr moyen raconte Hughes Melun de compenser leur infériorité par l'épouvante qu'ils inspirent. Combien de bateaux qui se rendent sans combattre ? Combien de villes qui ouvrent grandes leurs portes dès qu'elles voient venir vers elles ces monstres que l'on dit sortis droit de l'enfer. Et avec cela une audace, une faculté d'adaptation, un esprit d'entreprise incroyable qui découle, insiste Hughes Melun, du fait que ces hommes s'éprouvent libres, seuls maîtres de leur destiné. Mais le monde qui s'édifie sur leurs trésors brûlés dans les salles des tavernes les exclut fatalement. France et Angleterre colonisent peu à peu les Antilles. Une société nouvelle se crée, qui se veut policée et rêve de se débarasser de ces témoins gênants, ces braillards insolents qui se veulent sans maître. Rien ne se serait fait sans eux mais les voilà de trop. Dans le même temps, les espagnols imaginent les armadillas : des escadres légères, mieux faites pour résister aux flibustiers. L'or, il leur faudra aller le chercher désormais là où il s'entasse : derrière les murailles des citadelles espagnoles fortifiées par de grands raids à travers la jungle pour lesquels les flibustiers se regroupent par centaines. Bartholomé le portugais, Roc le brésilien toujours avec un sabre nu sous le bras mais aussi David Manswell, Brewage, Lesage, tous plus féroces les uns que les autres, oui, mais des loups solitaires à l'individualisme sourcilleux, défenseurs jusqu'au bout des grands principes de la flibuste. Vient le temps, peu à peu, des capitaines : des chefs de guerre, des planificateurs d'expéditions. François Naux, dit l'Ollonais rassemble quatre cents hommes et sept navires à Saint Domingue et met le cap sur Maracaibo au Vénézuela. Les habitants, prévenus, ont le temps de se réfugier dans la ville voisine de Gibraltar que viennent prendre les flibustiers après plusieurs jours de ripaille. Pillages, massacres, incendies, L'Olonnais s'y entend comme pas un pour trouver l'or caché. Le butin est immense : 260000 écus au bas mot et tellement de morts laissés derrière eux aux charognards que l'air dit-on était irrespirable. L'Olonnais finira haché en quartiers par les indiens Bravo, rôti puis mangé. Puis c'est le tour de Morgan qui rassemble une flotte à Saint Domingue pour son plus grand coup : la prise de Sainte Catherine, du fort Saint Laurent et de Panama. 24 vaisseaux, 1600 hommes, Panama tombe après trois jours de combats, le pillage durera près d'un mois, 440000 livres de butin, des cales pleines à craquer de bijoux, d'étoffes, de lingots d'or ou d'argent. Avec 200 flibustiers, Gramont attaque Vera Cruz au petit matin après une marche de nuit à l'intérieur des terres. Les notables, enfermés dans la cathédrale sur des barils de poudre, lui livrent 200000 ecus, il recommencera trois ans plus tard avec 1200 hommes cette fois à Campeche dans le Yucatan. Le sac de Maracaibo, de Panama, de Vera Cruz, de Campeche, leurs scènes d'horreur, de pillages et de viols : l'apogée, pense-t-on de la puissance flibustière.

Mais est-ce encore de la flibuste cela quand ces libertaires forcenés doivent se former en escadre, se plier aux codes et signaux des convois, penser leur logistique des semaines à l'avance ? La dernière grande expédition contre Carthagène en 1697 mènera 300 flibustiers à l'escadre de l'amiral de Pointis. Flibustiers et militaires ensembles : tout un symbole du temps qui fuit. Une société s'est mise en place dans les Antilles qui ne leur laisse d'autre choix que de rentrer dans le rang ou de se faire pirates. Une mutation que résume à lui seul Henry Morgan, le plus fameux des flibustiers anglais, une fière canaille et un organisateur de génie, fils d'un fermier de Galles, né en 1635, il avait couru d'abord sous les ordres du hollandais Mansfeld avant de se mettre à son compte. Basé à La Jamaïque, il rassemble des flottes de plus en plus nombreuses, met à sac Cuba, Porto Bello, Maracaibo et Panama. Accusé de piraterie, il rentre à Londres pour se défendre, sait se montrer généreux au point d'être fait chevalier et de rentrer à La Jamaïque avec le titre de lieutenant gouverneur. Morgan gouverneur ! Les flibustiers sous sa poigne devront désormais filer doux. Il mourra planteur, richissime et honoré. Fin du deuxième acte. Commence maintenant la grande geste pirate.

Devenir petit blanc à terre, contrebandier entre les îles ou bien franchir le pas et se faire pirate et chacun qui ose sait bien qu'il s'agit d'un voyage sans retour hors de la société des hommes. Plus de lettre de course, plus de protection à Kingston en Jamaïque ou à la Tortue et plus de voiles amies, jamais, à l'horizon. De la mer, répondent les pirates à qui l'on demande d'où ils viennent pour dire qu'ils sont d'un autre monde désormais. Tous frères mais en enfer, sous le drapeau noir de la mort appelé Jolly Roger, on ne sait trop pourquoi. Bientôt au XVIIème siècle naissant, le drapeau aux deux tibias croisés va semer la terreur dans les mer Caraïbes puis au delà dans l'Atlantique et dans l'Océan Indien. Les noms de Edouard Teach, dit Barbenoire, Calical Jack Rackam, William Kid, Sted Bonnet vont supplanter ceux des pires flibustiers pour une des aventures les plus radicales jamais vécues par des êtres humains. Barbenoire allume des mèches dans ses cheveux pour terroriser les ennemis comme s'il sortait droit de l'enfer. Edouard Law aurait découpé les lèvres d'un prisonnier pour les cuire devant lui, tel autre aurait coupé des oreilles d'un officier pour les lui faire manger à la croque-au-sel. On n'en finirait pas d'énumérer cette litanie de l'épouvante. De l'épouvante ? Prenons garde à qui témoigne alors. Pour les officiers de la Navy, pour les capitaines des navires marchands, oui sans doute. Pour d'autres, humiliés, offensés, ils furent une espérance. Tandis qu'il saccagent tout sur leur passage, on dirait qu'une fureur noire les anime comme s'ils en voulaient à la création elle même de les avoir fait ce qu'ils sont. Des révoltés, oui, dressés contre toutes les tyranies. Les anges noirs d'une révolte radicale contre l'ordre social. Ces hommes en colère rêvaient d'un nouveau monde. La piraterie n'aurait pas connu un tel essor si elle ne s'était pas trouvé des alliés, des bases arrières où écouler son butin. Et ce marché est à porté de main. Par ses actes de navigation, l'Angleterre s'obstine à maintenir son monopole sur le commerce avec les jeunes colonies d'Amérique qui étouffent, exploitées. Les pirates, pour elles toutes sont une bouffée d'oxygène. Tous les gouverneurs de la Nouvelle Angleterre aux Carolines les protègent en sous main. Rhode Island, Boston, New York sont ravitaillées par la piraterie aux vus et aux sus de tout le monde. Un contrôleur anglais proteste : « ils arpentent les rues les poches gonflées d'or en compagnie des gouverneurs, ils transportent publiquement par bateau les marchandises prohibées pour les vendre, si on les laisse faire, le commerce britanique va bientôt être ruiné ». Kingston et la Tortue désormais interdites, c'est à quelques encâblures des côtes américaines, à Nassau dans l'île de New Providence, Bahamas, que les pirates vers 1716 établissent leur quartier général. Nassau, une baie superbe facile à défendre, assez profonde pour les bateaux pirates mais pas assez pour les vaisseaux de la Navy : un paradis que l'on décrit bientôt comme un enfer. Nassau, ville de toile poussée comme un cancer sur le sable blanc où titubent des canailles rongées de syphilis, abruties de rhum et de vin entre les prostituées et les marchands véreux. Nassau que les pirates chantaient eux comme le lieu de toutes les libertés mais c'est le monde entier ou presque qu'ils sillonnent et ravagent et tout cela presque sans résistance.

Commence le grand tour des pirates qui traversent l'Atlantique. Pillent les côtes d'Afrique avant de pénétrer dans l'Océan Indien pour revenir vers l'Amérique, les cales chargées à ras bord. Pour cela il faut des caches, des bases sures en Afrique et puis à Madagascar encore sauvage et riche de ports naturels. Dès la fin du XVIéme siècle Adam Baldrige s'installe à Saint Mary's Bay, là où le rhum est bon et les filles sont gaies dans un château protégé par 40 canons. Pour toute l'Afrique, il est le roi des pirates. John Plantane en 1721 vit comme un nabab dans sa forteresse de Renter Bay. John Ivory, à son tour se réfugie dans une baie de Madagascar avec le trésor du grand Mogol. La Navy s'inquiète : comment protéger des vaisseaux sur des mers aussi vastes ? Un rapport de 1717 témoigne : « le pire serait que des pirates parviennent à créer un sorte de commonwealth dans des régions inhabitées ». Aucune puissance, là bas, ne serait alors capable de s'opposer à eux. Difficile, après cela, de continuer à décrire ces pirates comme un simple agrégat de chiens enragés. C'est bien d'une contre-société qu'il s'agit dont s'inquiètent les états. Combien étaient-ils ? 5000 dans les Caraïbes vers 1730, anglais et américains pour l'essentiel d'où venaient ils ? Des débris de la flibuste, mais surtout des équipages des vaisseaux anglais capturés, enrôlés de force, décimés par les maladies, les accidents, la nourriture avariée, fouettés jusqu'au sang à la moindre occasion : leur vie n'était qu'un long cauchemar. Un drapeau noir à l'horizon pour tous ces malheureux était promesse de délivrance. Rapport du colonel Benjamin Bennet et 1718 comme un aveu : « je crains fort que les pirates ne prolifèrent rapidement car trop d'hommes d'équipage n'attendent que d'être pris pour se joindre à eux ». Revenge ! Vengence, ce cri retentit alors dans toutes les mers du sud. Revenge s'appelait le navire de Sted Bonnet, Revenge, celui de Barbenoire, Revenge celui de John Call. Ils sont des dizaines ces capitaines qui se proclament alors comme les Robin des Bois des mers et passent en jugement les officiers des vaisseaux capturés. Une guerre ! Une guerre sans merci entre la Navy et une masse croissante de rebelles. « Que le diable t'emporte, espèce de marionnette rampante qui accepte d'être gouvernée par des lois faites par les riches » vocifère le terrible Bel Ami. « Qu'ils aillent au diable tous et vous qui les servez, nigauds sans plus de cœur qu'un poulet. Ils nous condamnent, ces crapules, alors que la seule différence entre nous c'est qu'ils volent les pauvres grâce à la loi et que nous pillons les riches armés de notre seul courage, ne ferais tu pas mieux d'être l'un des nôtres plutôt que de lécher le cul de ces gredins pour avoir du travail » ! On comprend mieux les craintes de la Navy de les voir créer quelque part une sorte de Commonwealth. Des brutes sans foi ni loi ? Une société alternative au contraire avec sa foi et avec ses lois ! Soudée par la conviction de défendre une cause juste, et c'est peut être cela le plus fascinant. Cette débauche de règles, cet effort désespéré pour inventer un autre monde. Election des capitaines avec modalités de révoquation si nécessaire pour lâcheté ou cruauté, même nourriture que l'équipage, pas de cabine particulière, droit pour tous de s'assoir à sa table. Avant chaque voyage, l'équipage rédige la fameuse chasse partie, contrat définissant les règles de conduite, le partage du butin et la distribution de l'autorité. Qui dit pouvoir dit également contre-pouvoir et un quartier maître chargé de représenter les intérêts des marins est élu en même temps que le capitaine. Tous deux perçoivent en général une part et demi du butin, l'équipage, une part. Est-il autre exemple dans quelque société d'une répartition aussi équitable des richesses ? En cas de crise, l'autorité suprême est le conseil, émanation de l'assemblée générale. Une disciple de fer, les individus incapables de se plier à la loi commune sont marronnés : abandonnés dans un lieu désert.

Une part du butin est destinée à grossir un pot commun gérée par le contremaître afin de dédommager les blessés, secourir les compagnons mutilés ou même leur assurer une retraite à terre. 2000 mille piastres pour deux yeux, 1500 pour deux jambes, 600 pour le bras droit, 500 pour le gauche, 100 pour un œil ou un doigt. En quelque sorte, l'ancêtre de la sécurité sociale ! Oui, la société la plus démocratique de ce temps et nul ne peut devenir pirate qui ne l'a pas souhaité, personne à bord contre son gré. Restait un mystère : où diable cette contre-société avait elle trouvé ses valeurs, ses principes ? Sur le tas ? C'est probable. Mais pour une part seulement nous dit l'historien Christopher Hill. Et ses découvertes boulerversent toutes nos idées sur la piraterie. Spécialiste des Disfuncters anglais du XVIéme, ces dissidents religieux qui furent à l'origine de la révolution anglaise, Christopher Hill un jour s'étonne : « que sont devenus les dissidents radicaux » ? Ceux là qui s'estimérent trahis par la révolution, on pensait qu'ils étaient rentrés simplement dans le rang. Mais le plus grand livre sur la piraterie : &:laquo La vie des pirates les plus illustres » publié 1724 en sous le pseudonyme du capitaine Johnson n'est il pas en fait l'œuvre de Daniel Defoe lui même, dissident militant à ses heures mis au piloris pour ses textes sulfureux ? Jamais personne avant Hill n'avait pensé à la piste Caraïbe, ce qu'il va découvrir alors est stupéfiant : ils furent des milliers parmi ces Disfuncters à émigrer vers les Caraïbes dans les années 1640-1650. À la Barbade, à New Providence, à La Jamaïque où ruinés, chassés par les gros planteursi, ils n'auront d'autre solution, souvent pour survivre, que de se faire pirates. Des mystiques alors ces forbans ? Leurs idéaux, en tout les cas, ont surement donné à la piraterie Caraïbe, oui, son idéologie. Un rêve de paradis au plus noir de l'enfer, l'aventure de Libertalia à Madagascar prend du coup une singulière raisonnance. Misson, officier, se lie avec Carracioli, un extrémiste religieux qui veut refaire la création de toute évidence ratée. Il s'empare du vaisseaux La Victoire, sème la terreur dans l'océan Indien et rêve de paradis. À Madagascar, il s'installe dans la baie de San Diego. Chacun est libre à Libertalia mais à la condition que sa liberté s'accorde à la raison. Pas de haie entre les jardins, des places fixe à table contre racisme : un blanc, un noir, un jaune, on décrète la chasteté absolue puis comme les femmes de l'île sont belles, on choisit la polygamie. Misson veut même inventer une nouvelle langue qui inclurait toutes les autres : une sorte d'espéranto des tropiques. Un bagne libertaire en somme qui bientôt s'éfrite sous son corset de règles. On dirait que s'y joue par avance le destin du socialisme. Un jour les natifs de l'île prennent d'assault le refuge : fin de l'utopie. Et fin, dirait on, de la piraterie ?

Echec de ses utopies, coups sévères de la Navy. Vers 1750, la grande dérive des vaisseaux noirs commence à se tarir mais pas le rêve pirate, a preuve : l'épopée de la Bounty. La Bounty quitte l'Angleterre en 1787 sous le commandement du capitaine Bly, direction Tahiti. Bly, dès le départ se rélèle un tyran irracible et rapace, un forcené du fouet. Pour tous ses hommes martirisés, Tahiti aura un avant goût de paradis. Comment supporter encore la cruauté de Bly ? Un officier, Christian, prend le commandement, abandonne Bly sur une chaloupe. Mutins, il ne restera plus qu'à Christian et ses hommes pour échapper à la Navy qu'à se cacher sur une île inconnue loin des routes maritimes : Pete Cairn où il tente d'imaginer un monde idéal. La mutinerie suscite en Europe une émotion immense, nous sommes à un an de l'année 1789 et on dirait que les marins de la Bounty l'annonce par avance. Suite du rêve pirate ou effet de la révolution ? En 1797, en pleine guerre, éclate la grande mutinerie de Spit Head. Ce sera la fameuse république flottante quand l'équipage du Saint Georges refuse d'appareiller ralliant à lui toutes les escadres. Le leader des mutins sera pendu mais l'amirauté devra céder. Un impôt spécial financera la réforme : la Bounty money mais ce sera le génie de Nelson d'entendre la parole des mutins et d'oser enfin une réforme de la marine anglaise. Fin des pirates, début du mythe.

Sans doute est elle vieille comme le monde la piraterie sous des formes très diverses et la plus radicale des révoltes humaines mais c'est ici, sur les eaux claires des Caraïbes, dans ces décors de paradis terrestre, que s'est jouée la partie décisive à nul autre pareil et qui n'en finit pas de nous fasciner. Mystiques persécutés rêvant d'un monde réconcilié dans un Eden d'avant la chute libérés de l'opression. Des milliers de romans, de chansons, de poèmes depuis tentent de dire ce mystère. Et le mystère de cet appel en nous au seul claquement du drapeau noir au deux tibias croisés. Washington Irving, Kingsey, Edgar Poe, Stevenson, Mac Orlan. Et ces images à jamais fixées en nous : l'auberge de l'amiral Benbow, le tap tap du bâton de Pew l'aveugle, Long John Silver le pirate à la jambe de bois, le perroquet criant: « pièce de huit, pièce de huit » et puis l'île au trésor derrière la barrière des brisants. Dans les coffres de métal enfouis sous la terre s'entassent les doublons et les pierres précieuses, des cartes aux odeurs de goudron et de tabac moisi qui ouvriront, demain, les portes de l'ailleurs. Après tout, ne nous est il pas dit dans « L'île au trésor » qu'une moitié du trésor attend dans la grotte de Ben Gunn qu'on le vienne chercher ? Comme si la grande geste Caraïbe nous invitait à lire dans nos rêves d'ailleurs, dans toute révolte humaine fut elle la plus angélique, le frisson noir des rêves pirates comme si elle nous disait quelque chose d'essentiel de l'humaine condition et l'un des plus troublants mystères peut être tapis en l'âme humaine comme si s'était joué là, par avance la destiné de toutes les utopies et des révolutions. Après tout, n'est ce pas le derniers des pirates franco-américains Jean Lafitte, le roi de Galvestone qui finança, dit-on, la première édition du manifeste du parti communiste de Karl Marx. Oui, je plains ceux là qui jamais ne surent la course silencieuse sous l'effroi des lunes pâles des anges noirs de l'utopie.


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